Le concept de Parfait – Le panenthéisme dans la pensée ostéopathique d’Andrew T. Still ?


Résumé

Cet article propose une relecture historique et philosophique de la pensée d’Andrew Taylor Still, fondateur de l’ostéopathie, à travers le prisme du panenthéisme. Loin de se limiter à une approche biomécanique ou à une réforme médicale isolée, la conception de Dr. Still s’inscrit dans une métaphysique cohérente du vivant, où Dieu, la Nature, la Santé et l’homme participent d’un même ordre intelligible et perfectionné.

Après avoir distingué le panenthéisme du panthéisme spinoziste, l’article présente les fondements épistémologiques et ontologiques de la philosophie de Krause : un Dieu à la fois transcendant et immanent, condition de possibilité de l’être et de la connaissance. Cette perspective permet de mieux comprendre la manière dont Still conçoit l’Intelligence Suprême comme principe organisateur de la matière vivante.

L’article explore également l’influence des traditions amérindiennes, en particulier Shawnee, sur la pensée de Dr. Still, notamment à travers la notion de Grand Esprit comme force divine présente dans toute la nature. Enfin, il retrace comment la notion de perfection devient centrale dans l’édifice intellectuel et thérapeutique de Dr. Still, à la croisée de ses expériences personnelles, de ses lectures scientifiques et de son engagement spirituel.

En mettant en lumière cette dimension panenthéiste souvent négligée, l’article entend contribuer à une meilleure compréhension de la philosophie ostéopathique originelle, dans toute sa profondeur spirituelle et ontologique.

Introduction

« J’aime mon prochain, parce que je vois Dieu sur son visage et dans sa forme. »

A.T. Still

La philosophie d’Andrew Taylor Still (1828-1917), fondateur de l’ostéopathie, s’inscrit dans un projet bien plus vaste qu’une simple réforme médicale. Sa vision du monde et de la Nature est enracinée dans une structure métaphysique où le vivant, la Santé, le divin sont des expressions intriquées dans un même principe organisateur.

Dr Still dans son Autobiographie évoque Dieu pas moins de 300 fois, le nommant parfois Intelligence Suprême, Grand Architecte ou Dieu de la Nature. Il en va, à l’évocation de ces termes, que la lecture du mot  Dieu dépasse la vision judéo-chrétienne commune à la majorité des personnes telle que décrite dans la Bible. 1

La clé de cette compréhension repose sur un évènement marquant relaté par le fondateur, décrit à tord comme une révélation divine qui marque la naissance de l’ostéopathie. Un 22 juin 1874, à 10 heures du matin, Andrew T. Still engage une discussion philosophique avec son frère James qui pratiquait la médecine à Eudora. Ils s’interrogèrent sur un point précis de la doctrine méthodiste dans laquelle ils avaient été élevés par leur père : « le déploiement des lois de Dieu, dont l’homme, représentation miniature de l’univers, était le résultat ». Still fut saisi par une intuition profonde :

« Il y a vingt-deux ans aujourd’hui, à midi, je fus touché – non pas au cœur, mais au pôle de la raison. Ce pôle était alors dans une bien mauvaise condition pour recevoir une flèche chargée de principes philosophiques. Depuis, je me suis souvenu de ce jour mémorable, et le célèbre comme un anniversaire… me retirant parfois de la présence des hommes pour méditer sur l’évènement de ce jour, au cours duquel j’ai discerné que le mot “Dieu” signifie perfection en toutes choses et en tous lieux. » [1]

Il ajoute : 

« Nous sommes dans l’univers, par conséquent nous sommes avec Dieu et aidons à composer ce grand tout, et nous voyageons comme il voyage. Cette grande composition est éternelle et donc ainsi sommes-nous. Nous avons vécu, vivons et vivrons l’entièreté des jours de l’univers. » [2]

Cette structure, que l’on peut qualifier de panenthéiste, implique que le divin existe et interpénètre toutes les parties de la nature. Cette vision, commune à celle des peuples amérindiens dont Dr. Still a été au contact, s’inscrit en Europe dans une tradition de pensée commune avec le panthéisme qui ne doit pas être confondu avec le panenthéisme. Elle trouve ses racines dans le néoplatonisme (Antiquité), dans la pensée de Giordano Bruno (Renaissance), de Baruch Spinoza (XVIIe siècle) et de Karl Christian Friedrich Krause dans le cadre de la philosophie moderne (XIXe siècle). 

Le présent article propose de relire la pensée de Dr. Still à la lumière du panenthéisme philosophique, notamment dans sa forme krausienne. La philosophie du fondateur peut être comprise comme une métaphysique cohérente du vivant, dans laquelle la Santé, la connaissance, la matière et le divin participent d’un même ordre intelligible. Elle met en lumière, comme le disait Dr. Sutherland, cette part de spirituel que les ostéopathes ont perdu : un acte thérapeutique qui engage une saisie du divin dans la matière même du vivant et de son environnement. 

Baruch Spinoza et le panthéisme

Baruch Spinoza vécut de 1632 à 1677. Il sera très vite rejeté de sa communauté juive de par ses idées critiques des dogmes ou rituels religieux du christianisme et du judaïsme qu’il jugeait comme vidés de leur sens. 

Baruch Spinoza vécut de 1632 à 1677. Il sera très vite rejeté de sa communauté juive de par ses idées critiques des dogmes ou rituels religieux du christianisme et du judaïsme qu’il jugeait comme vidés de leur sens. 

Spinoza voyait Dieu dans tout ce qui existe et tout ce qui existe en Dieu. Il se réfère, notamment dans son ouvrage intitulé Éthique démontré suivant l’ordre géométrique, au discours de Paul aux Athéniens sur la colline de l’Aréopage : « C’est en [la divinité] en effet que nous avons la vie, le mouvement et l’être ». Il s’éloigne ainsi de la conception judéo-chrétienne du monde en assimilant la nature à Dieu et Dieu à la nature : il n’y a ainsi qu’une seule substance à l’origine de tout, ce que l’on appelle une conception moniste de la réalité, « Deus sive Natura »2

Le panthéisme existait bien avant Spinoza. On le retrouve chez les stoïcien, les gnostiques ou encore chez Giordano Bruno qui vécut peu de temps avant Spinoza. 

Le terme est forgé par John Toland au début du XVIIIe siècle en combinant deux termes grecs, pan et theós, qui signifie “Dieu est partout” [3]. 

Cette idée posa notamment problème à cause de ses implications : Dieu étant indivisible de la nature, le créateur et sa création étant la même chose, il n’a plus la capacité de se comporter comme un homme, d’avoir des sentiments, d’être juge ou d’intervenir de manière positive et négative. 

La création d’Adam de Michel Ange : une représentation anthropomorphique de Dieu

Cette vision non-anthropomorphique s’opposait totalement à la conception judéo-chrétienne où, dans la Genèse, la volonté de Dieu produit le réel et Dieu pré-existe au monde : Giordano Bruno prétendant que Dieu était la totalité du réel et que l’univers était infini fût déclaré hérétique par le pape Clément VIII puis brûlé sur la place du marché aux fleurs de Rome en 1600. 

Dieu étant l’unité du monde, le réel et la nature, le monde se produisant par nécessité (déterminisme spinoziste3), Spinoza définit deux modes (infini et fini) pour expliquer comment des choses existante peuvent faire partie de Dieu : 

  • Le mode infini peut être compris comme les lois naturelles (ce qui régit la gravité, le mouvement, la force ou le repos) qui sont les actes déterminés de Dieu et qui s’expriment à l’infini. 
  • Le mode fini désigne les choses qui dépendent de Dieu et des lois de la nature comme les humains, les animaux, les rochers ou les corps célestes.


Karl Christian Friedrich Krause – Définition du panenthéisme

Karl Christian Friedrich Krause était un philosophe allemand ayant vécu de 1781 à 1832. Certains historiens lui attribuent la création du terme panenthéisme, qui signifie dans son étymologie « Tout est En Dieu », dont la mention se retrouve dans un de ses ouvrages en 1828. [4,5] 

Pour Benedikt Paul Göcke dans son livre The panentheism of Karl Christian Friedrich Krause, le cœur de la pensée de Krause repose sur un projet à la fois scientifique, métaphysique et théologique en voulant refonder la philosophie comme une science organique4 dont le point de départ est l’intuition transcendantale du moi mais dont le sommet est la connaissance intuitive de Dieu. [6]

« Selon Krause, son système philosophique panenthéiste fournit, en réalité, une compréhension de la possibilité de l’être et de la connaissance, en prenant en compte les interrelations des catégories transcendantales et transcendantes. […] Le panenthéisme de Krause propose une théorie métaphysique de la structure fondamentale de la réalité empirique, en termes de cause ultime ou de principe suprême de la réalité, fondée sur une réflexion sur la constitution transcendantale du moi […] Celui qui connaît Dieu connaît l’unité des catégories de l’être et de la connaissance dans leur origine, et, ce faisant, sait que Dieu est la condition nécessaire et suffisante à la fois de notre connaissance de la réalité, et du simple fait que le monde est et existe tel qu’il est. » [6]

Pour Krause Dieu n’est pas seulement le fondement de la connaissance humaine, mais le seul véritable sujet connaissant et le seul véritable objet connu. La connaissance véritable implique une structure ternaire : un sujet qui connaît, un objet qui est connu, et un principe qui rend possible leur relation sans les réduire l’un à l’autre. Cette triade implique que les catégories transcendantales mobilisées par le sujet pour connaître sont, en réalité,  les mêmes que celles qui structurent l’objet lui-même. 

Dès lors, si Dieu est l’objet ultime de la connaissance, en tant que principe infini et inconditionné, alors la pensée de Dieu ne peut être causée que par Dieu lui-même. C’est donc Dieu qui se donne à connaître dans l’acte même de la connaissance. Ainsi, la certitude de l’existence divine ne procède pas d’un raisonnement abstrait, mais d’une expérience immédiate dans laquelle l’infini se manifeste à la conscience par lui-même : nous connaissons Dieu parce qu’il se fait connaître en nous.

Une fois son modèle de la connaissance posé, Krause s’interroge sur le lien entre Dieu et le monde. Pour lui, le monde (tout ce qui est fini) se compose de trois aspects : la nature, le soi (ou la raison), et leur union (l’humanité). Ces trois aspects ne sont pas extérieurs à Dieu, mais font partie de ce qu’il appelle ses « essentialités ». Le problème est alors le suivant : comment le monde peut-il être en Dieu tout en étant distinct de lui ? Pour répondre à cela, Krause distingue deux niveaux : Orwesen (Dieu comme totalité de ses attributs) et Urwesen (Dieu comme unité supérieure qui contient et dépasse tous ses attributs). Cette distinction permet d’expliquer que le monde est en Dieu mais que Dieu, en tant qu’unité absolue, dépasse le monde. Dans cette perspective, le panenthéisme de Krause montre une articulation entre unité et différence. [6]

La tâche de la science, selon lui, est alors de rendre visible les différentes manières dont Dieu se manifeste. Chaque discipline (comme la biologie, l’éthique ou la métaphysique) explore un aspect de Dieu. Ainsi, connaître le monde, c’est aussi approfondir la connaissance de Dieu, puisque le monde est une forme de son auto-déploiement.

C’est dans cette perspective que Krause construit sa vision panenthéiste du monde. Pour lui, Dieu n’est pas séparé du monde ou une entité extérieure (comme dans le théisme) ni une totalité confuse identifiée à la nature (comme nous l’avons vu dans le panthéisme spinoziste), mais une réalité infinie qui contient en elle même le monde sans s’y réduire.

Dans sa philosophie et d’un point de vue théologique, Krause synthétise divers éléments qui sont dérivés à la fois du monothéisme et du penthéisme : Dieu n’est pas une personnalité mais une essence englobante qui contient l’univers en elle-même. Il concilie ainsi les idées d’un Dieu connu par la foi, la conscience et le monde tel que connu par les sens. 


A.T. Still et les Indiens Shawnee, le panenthéisme amérindien

En 1852, le père de Still, Abram, est mandaté pour la mission Wakarusa. Son mandat à la fois ecclésiastique et médical l’amena à traiter des indiens qui souffraient du choléra, de dysenterie, de pneumonie et autres affections. Submergé, au printemps 1853, Abram Still envoya à son fils un message pour lui demander de venir l’aider à soigner les Indiens5

Alors âgé de 25 ans, Andrew T. Still découvre une autre notion de Dieu, différente des religions abrahamiques et du méthodisme dans lequel il avait été élevé. 

Les Shawnee croyaient en un Être Suprême impersonnel qui ordonnait l’univers et dont le pouvoir omniprésent, le Grand Mystère de la création, imprégnait toute partie et mettait toute chose, matérielle et spirituelle, en relation mutuelle : la Nature étant l’incarnation de la sagesse sacrée et la source d’un savoir mystérieux. 

Tacumseh

Les Shawnee croyaient en un Être Suprême impersonnel qui ordonnait l’univers et dont le pouvoir omniprésent, le Grand Mystère de la création, imprégnait toute partie et mettait toute chose, matérielle et spirituelle, en relation mutuelle : la Nature étant l’incarnation de la sagesse sacrée et la source d’un savoir mystérieux. 

Cette vision tranchait radicalement avec les Écritures de la Genèse disant : « soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la [la nature], dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre » (1:28). Pour les Indiens, la terre n’appartient pas à l’homme mais l’homme appartient à la terre. La vision des pionniers est fortement critiquée : 

« L’homme blanc cherche à conquérir la nature, pour la plier à sa volonté et l’utiliser avec prodigalité jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien et alors, il part à la recherche d’un nouveau lieu à conquérir, laissant derrière lui la dévastation »6. [7]

Les amérindiens sont très attachés aux traditions orales où les histoires et les légendes se transmettent de génération en génération. Plusieurs concepts philosophiques se trouvent dans ces histoires dont celui du Grand Esprit avec une conception similaire à la vision panthéiste de Dieu par Spinoza. 

Les légendes amérindiennes décrivent le Grand Esprit comme une force qui possède en elle-même ses propres attributs, ces derniers peuvent être des lois naturelles (mode infini) ou les choses que les lois naturelles régissent (mode fini). Le divin ne crée pas le monde mais tout provient et découle du divin. [8]

Manitou, Wakan Tanka sont des mots amérindiens généralement traduits par « Grand Esprit » ou « Grand Mystère » car faisant référence au pouvoir indéfinissable qui sous-tend la création : une force ou une énergie qui « anime toutes choses ». [9,10]

Bien que Spinoza et les amérindiens présentent des similitudes conceptuelles, ils diffèrent dans la manière dont le divin agit dans la nature : ceci va classer la conception Indienne dans la panenthéisme. 

Pour les amérindiens, Dieu est présent en toute chose dans la nature et est impliqué dans les affaires humaines d’une manière personnelle, dans le sens où ses attribut de pensée ainsi que d’extension sont liés aux pensées humaines. [8]

La communication avec le divin se fait de différentes manières : par la prière, les lieux sacrés de la nature, les rituels ou les animaux… le Grand Esprit ne communique par de manière verbale mais utilise les éléments mêmes de la nature pour partager ce qu’il veut transmettre. 

Pour résumer, le Grand Esprit est impliqué dans la nature, où il bénit à la fois les humains et la Terre. Le Grand Esprit est lié à la nature non seulement par les choses qui résident en Dieu, comme le suggère Spinoza, mais aussi par le fait que Dieu est en tout. 

En outre, pour les Indiens, le Grand Esprit peut avoir une centaine de personnalités qui lui permet de communiquer avec les individus non pas sous forme de langage, mais en s’exprimant à travers la nature. Ce concept philosophique présente bien les caractéristiques du panenthéisme. [8]


Le parfait dans la vie et les écrits de Dr Still

Le 22 juin 1874 à 10h du matin intervint ce fameux évènement où Dr Still découvrit l’ostéopathie. Comme le fait remarqué John Lewis dans son livre A.T. Still, De l’os sec à l’homme vivant

« Ce n’était ni le moment où il émit sa nouvelle et radicale théorie de la maladie, ni celui où il l’appliqua pour la première fois à ses patients, ce qu’il faisait déjà depuis plus de deux ans (et il faudrait encore quinze années pour voir apparaître le mot « ostéopathie ») ». [2]

Ce n’est pas un seul flash d’inspiration qui l’amena jusque-là. « Il semble qu’il y ait eu non pas une seule, mais une série de découvertes, » précisera Ernest Tucker, un de ses étudiants plus tardifs, « certaines d’entres elles par accident, certaines par intuition, certaines par la pure et rare habitude mentale consistant à regarder les faits bien en face, et à leur répondre directement. Mais toutes se regroupèrent finalement en un grand concept. » C’est en cette matinée que son concept prit forme : les éléments intellectuels qu’il avait accumulé s’unissaient dans un pensée philosophique s’articulant autour du mot perfection. [2]

En mai 1867, le père de Still tomba malade d’une pneumonie. Ses chances de survit étant mince et la question le préoccupant il demanda à son père : « Sais-tu ce qu’il se passe après que le corps soit mort ? ». Mais la réponse d’Abram fût décevante : « J’espère et je ressens que je suis entre les mains d’un Dieu miséricordieux, mais je ne sais rien de plus. C’est un saut dans l’inconnu ». Il mourut le 31 décembre 1867. [2]

En février 1868, Still est intronisé dans la loge maçonnique de Palmyra et devient Maître en terminant la séquence des grades en juillet de la même année, cette confrérie valorisant l’idée de Dieu comme Grand Architecte et affirmant l’immortalité de l’âme comme un article de foi.

Influencé par James Abbott, une connaissance de longue date, il s’engage également dans le spiritualisme, un courant dans lequel on croyait non seulement à l’immortalité de l’âme mais également à la possibilité de communiquer directement avec les morts. 

En 1870, Still rencontre le Dr. John M. Neal avec qui il séjourna plusieurs mois. C’est à ce moment qu’il prendra connaissance d’auteurs de la littérature la plus récente de l’époque : histoire naturelle, biologie et médecine évolutionniste avec des auteurs comme Herbert Spencer, Charles Darwin, Thomas Huxley, Ernst Haeckel, Alfred Russel Wallace ou Rudolf Virchow.

C’est à ce moment qu’il lit le mot perfection, notamment chez Charles Darwin : « Tout comme la sélection naturelle œuvre seulement par et pour le bien de chaque être, tous les environnements corporels et mentaux tendront à progresser vers la perfection. » [11]

Charles Darwin
Herbert Spencer

Spencer dans Systèmes de philosophie synthétique envisageait la création comme une « simple métamorphose progressant universellement, » un vaste ensemble protéiforme progressant dans une seule direction : « un puissant mouvement toujours orienté vers la perfection ». [12]

Le matin du 22 juin, en discernant « que le mot Dieu signifie perfection en toutes choses et en tout lieux » Still finit lui aussi par contredire la Genèse (pêché originel) et le méthodisme dans lequel il avait été élevé7. Sarcastique, il écrivait : 

« Depuis les temps immémoriaux, l’homme a ressenti et agi comme si le Créateur lui avait procuré toutes les choses nécessaires, toutes celles qu’il pourrait demander ou désirer, sauf une : quoi faire ou quoi prendre en cas de maladie. Nous vivons dans la tradition que l’homme est rendu malade par punition, à cause de quelques pommes avalées par grand-mère Ève et que depuis, il n’a jamais été en bonne santé ». [2]

Dr. Still s’orientait vers un concept du Créateur/Dieu à l’image de celui des Shawnees : un Grand Esprit dont le pouvoir sacré et incompréhensible infiltre la Création tout entière, imprégnant toute chose animée et inanimée, avec son infinie sagesse : ce que Still nommait Intelligence Suprême. 

Il contesta ainsi la vision anthropomorphique d’un Père régnant sur le Ciel omnipotent, omniprésent, capable de jugement, de punition et de récompense. 

« Dieu ou “l’inconnaissable” comme l’appelle certains, […] “Illnoywa Tapamala-qua” comme l’appellent les Indiens Shawnee, ce qui signifie la vie et l’esprit du Dieu vivant. […] Que l’on prenne la main d’un homme, le cœur, le poumon ou la combinaison dans son ensemble, cela nous conduit vers l’Inconnaissable. Je voulais être un des Connaissables. Ma première découverte fut celle-ci : chaque trait particulier de Dieu me parvenait comme inconnaissable. Je commençais à étudier et à expérimenter. » [1]

Il discerna que les « lois de Dieu » s’étendaient à la fois à la fois à l’esprit [mind] et au corps, le grand mystère de la création infiltrant chaque fibre de l’être de l’être humain; chaque aspect de l’anatomie, de la physiologie, de la biochimie, de l’émotion et du comportement sous l’ordonnance de la perfection de la nature, chaque cellule vivante essayant constamment d’exprimer l’ineffable qualité connue comme Santé. 

« La vie terrestre possède mouvement et puissance; les corps célestes possèdent connaissance ou sagesse. Le biogène correspond à ces deux vies unies dans l’action et confère à toutes choses mouvement et croissance. Le résultat est une perfection irréprochable, parce que la vie terrestre révèle dans des formes matérielles la sagesse du Dieu céleste. Nous parlons donc de biogène ou vie duelle, cette vie signifiant la réciprocité éternelle pénétrant toute la nature. » [13]

L’utilisation que faisait Dr. Still du mot « esprit » [mind] « renvoyait généralement à l’aspect Inconnaissable – la « sagesse Divine » inhérente du corps. « Le corps est empli de l’essence de l’esprit de raison et de ses actions »

Depuis 1874 et son engagement à vérifier l’affirmation selon laquelle « l’œuvre toute entière de Dieu est parfaite », la seule imperfection qu’il était parvenue à détecter dans la composition de l’homme était dans « son pouvoir de raison ». L’esprit rationnel pouvait parvenir à dépasser la loi morale et conduire une personne à s’engager dans l’erreur. Mais à la racine de son être, la perfection de la nature demeurait. 

Cette irréprochable perfection, maintenait Still, doit s’étendre à toutes les phases des cycles de la vie – y compris la mort. 

« Nous sommes dans l’univers, par conséquent nous sommes avec Dieu et aidons à composer ce grand tout, et nous voyageons comme il voyage. Cette grande composition est éternelle et donc ainsi sommes-nous. Nous avons vécu, vivons et vivrons l’entièreté des jours de l’univers. » [2]

Voici donc ce que croyait le fondateur : un Dieu égal à l’homme et dans l’homme.

Conclusion

Comme nous avons pu le voir, la vision philosophique de Dr. Still concernant le divin présente toutes les caractéristiques du panenthéisme : 

  • Dieu présente des caractéristique non-anthropomorphe, transcende et interpénètre chaque aspects de la Création.
  • Dieu intervient par et au travers de la nature. Comme l’écrit Dr. Still : « Il y a 20 ans, le 22 Juin à 10 heures, J’ai vu une petite lumière à l’horizon de la vérité. Tel que je l’ai compris, c’est dans mes mains que le Dieu de la nature la déposa. » [1]
  • Dieu se donne à connaître dans l’acte même de la connaissance : 

« Dieu est-il architecte ? S’il en est ainsi, pourquoi, dans notre travail de guérisseur, ne pas être guidés par le plan, la précision, la construction et l’ingénierie de cet Architecte ? Lorsque nous nous conformons aux lois et spécifications de cet Architecte et travaillons d’après elles, nous obtenons les résultats désirés. Voici le fondement essentiel sur lequel s’appuie l’ostéopathie depuis trente-cinq ans. » [14] ; « Dieu est le père de l’ostéopathie et je n’ai pas honte de l’enfant de sa pensée. » [1]

Sa philosophie se situe aux carrefour de plusieurs influences : le méthodisme familial, la spiritualité maçonnique, les croyances amérindiennes, les sciences naturelles émergentes, le spiritualisme, une expérience personnelle intense du deuil, de la maladie, et de la quête de vérité. Dr. Still ne peut ainsi pas être réduit à un simple disciple ou lecteur de penseurs.

L’analyse de sa pensée à travers le prisme du panenthéisme permet de renouveler la compréhension de son projet ostéopathique : la profondeur philosophique ainsi que ses diverses influences empêche une lecture littérale de ses écrits. 

En ce sens, il apparaît qu’interpréter la découverte de l’ostéopathie comme une révélation divine est une analyse réductrice. Au crible de l’analyse historique et philosophique, rien ne laisse entendre qu’il aurait reçu un message surnaturel ou entendu une voix divine au sens religieux du terme. 

La découverte de l’ostéopathie s’inscrit dans une perspective panenthéiste : il ne s’agit pas d’une intervention extérieure de Dieu dans le monde, mais de la reconnaissance, par l’intellect humain, d’un ordre déjà à l’œuvre dans la matière vivante. Le mot « Dieu » chez Still est ainsi à entendre comme Intelligence Suprême  parfaite inscrite dans la structure du vivant, accessible par la raison et organisant la Nature. L’inscription dans la logique panenthéiste justifie et impose cette perfection comme une référence. 

L’ostéopathie par son engagement intellectuel tend à promouvoir et à entretenir cette référence pour donner une vision culturelle et traditionnelle dont la science médicale manquait et manque encore cruellement aujourd’hui. Une vision pour croire est indispensable pour vouloir : cet ordre supérieur est aux fondements de la Santé et de l’engagement thérapeutique de l’ostéopathe. 

L’ostéopathie prend tout son sens lorsqu’elle contribue à composer avec ce grand tout ou Allness tel que l’appelait Dr. Still. Cette lecture nous conduit à formuler une hypothèse plus large sur le sens profond de l’ostéopathie. 

Plus qu’un courant de pensée, fut-il philosophique, le 22 juin 1874 est la révélation d’une réalité imparable, indiscutable, et phénoménologique qui surpasse tout courant de pensée scientifique. 

La technique ne pourra jamais trouver ou recréer un meilleur équilibre. Tout changement, toute intervention sans tenir compte de cette ordre premier ne tend pas vers cet perfection mais vers un nouveau point de déséquilibre : par effet de causalité un bénéfice de la technique est toujours accompagné d’effets pervers. 

Notes :

  1. C’est un avis personnel ↩︎
  2. Dieu est la Nature ↩︎
  3. Chaque évènement, en vertu du principe de causalité, est déterminé par les évènements du passé conformément aux lois de la nature.  ↩︎
  4. « Tout est essentiellement uni pour former un tout qui contient des parties, dont chacune, bien qu’elle soit quelque chose de spécifique et qu’elle existe pour elle-même, n’existe cependant pour elle-même que par et aussi longtemps que cette partie se trouve dans un certain rapport de connexité et d’interaction avec tous les autres membres [Gliedern] de cette structure, qui constitue également ce qu’on entend par organisme. » (Krause, 1869 : 4) ; « L’ensemble du savoir est conçu sous le système de la science, dans lequel tous les savoirs particuliers sont contenus comme des parties, en relation les uns avec les autres et avec le tout. Le mot même de “science” [Wissenschaft] le suggère. Et puisque les parties, qui sont unies dans un tout — entre elles et avec ce tout — sont appelées membres [Glieder], la science est conçue comme une structure relationnelle de ses membres [Gliedbau]. » (Krause, 1886a : 1) ↩︎
  5. À cette époque A.T. Still pratiquait encore la médecine héroïque des pionniers.  ↩︎
  6. A sorrow in our heart : the life of Tacumseh est une biographie d’un Shawnee célèbre dans la tradition orale des amérindiens du nom de Tacumseh (1768-1813) pour avoir essayé d’unifié les tribus nord-américaines et ses actes de guerres.  ↩︎
  7. Il fût lui aussi rejeté pour ses idées par sa communauté et l’Église.  ↩︎

Références :

[1] Andrew T. Still. Autobiographie.

[2] John Lewis. A.T. Still, De l’os sec à l’homme vivant

[3] John Toland. Pantheisticon

[4] Karl Christian Friedrich Krause, Vorlesungen über das System der Philosophie

[5] Clayton, Philip. (2010). Panentheisms East and West. Sophia. DOI : 49. 183-191. 10.1007/s11841-010-0181-9. 

[6] Benedikt Paul Göcke. The panentheism of Karl Christian Friedrich Krause

[7] Allan W. Eckert, A sorrow in our heart : the life of Tacumseh

[8] Joel Álvarez, Spinozism and Native Americans on Pantheism and Panentheism.

[9] Paula Hartz, Native American religions

[10] Wilshire BW, The primal roots of American philosophy pragmatism, phenomenology, and native American thought.

[11] Charles Darwin, L’origine des espèces

[12] Herbert Spencer. Système de philosophie synthétique

[13] Andrew T. Still. Philosophie et principes mécaniques de l’ostéopathie.

[14] Andrew T. Still. Ostéopathie, Recherche et Pratique