Méditation sur une Anatomie vivante – Le Système de la Régulation de Base d’Alfred Pischinger


« Le concept de cellule n’est fondamentalement qu’une abstraction morphologique. Envisagée d’un point de vue biologique, une cellule ne peut être considérée en elle-même sans tenir compte de son environnement. »

Alfred Pischinger

Dans le dictionnaire le Robert, l’anatomie est définie comme « l’étude de la structure et de la forme des êtres organisés ainsi que des rapports entre les différents organes ». En ostéopathie, et tel que défini par Dr Still dans la philosophie et les principes, la définition est quelque peu différente : Anatomie n’est pas que ce que nous pouvons observer à la dissection mais inclut la physiologie, la neurologie, l’histologie, la biochimie et tout ce qui passe à travers le vivant. Notre définition est donc celle d’une Anatomie vivante représentative de ce qui se passe pour le patient dans le moment, constamment en action 24h/24, 7 jours/7 et ce jusqu’à la fin de notre vie. 

C’est donc dans cette perspective pédagogique qu’il me paraissait pertinent d’aborder le concept de Système de la régulation de base qui a été popularisé par Alfred Pischinger, bien que cette notion reste peu courante dans les ouvrages ou dans la littérature physiologique et histologique, afin de proposer une méditation sur une anatomie vivante.

Quand nous étudions l’embryologie, nous nous rendons compte que la génétique à elle seule ne suffit pas à produire l’individu que nous devenons : en effet, l’organisme est soumis constamment à des changements qui doivent être adaptés, si bien que le taux de sucre, la température, la croissance, le développement, la régénération cellulaire, l’immunité sont des éléments relevant à la fois du milieu interne et externe qui ont une grande importance. Ce phénomène s’illustre aujourd’hui au travers de l’épigénétique avec l’interaction génome-environnement1

Ces stressors aboutissent à la création d’éléments permettant l’homéostasie : qu’est-ce-qu’un poumon sans diaphragme, sans système nerveux, sans système sanguin, sans système lymphatique ? Comme le fait remarquer Erich Blechschmidt, embryologiste :

« En réalité les systèmes corporelles n’existent pas – il est toujours impossible de définir où un système s’arrête et le prochain débute. Le corps fonctionne comme un tout et c’est seulement comme un tout que nous devrions essayer de le comprendre. »

Alfred Pischinger était un médecin, histologue et embryologue autrichien considéré comme l’un des pères de l’histochimie. Il est connu pour avoir mis en lumière l’existence d’un système régulateur englobant tout le corps composé des capillaires sanguins, du tissu conjonctif, de la substance fondamentale (ou matrice), du fluide extra cellulaire et des axones terminaux du système nerveux autonome : il le nommera Système de la régulation de base (SRB). Dr Pischinger publiera The Extracellular Matrix and Ground Regulation avec l’aide de Hartmut Heine qui se chargera par la suite de continuer les recherches à l’université de Francfort en Allemagne. 

Ce système englobe l’ensemble des fonctions vitales incluant la nutrition des cellules, l’évacuation des déchets métaboliques, l’inflammation, les processus de défense et de régulation, si bien que cette considération met en lumière la faiblesse du concept d’anatomie pathologique/de pathologie cellulaire popularisé notamment par le Dr Rudolf Virchow tel qu’il était conceptualisé à l’époque : l’idée que la cellule est l’unité minimale de vie dans l’organisme et que toute maladie qui en émane est traitable par des approches chimiques affectant son métabolisme. 

Il apparaît maintenant évident, et à la lumière des nouvelles découvertes scientifiques (concept cybernétique, systèmes dynamiques, biologie des réseaux…), qu’une vision linéaire du fonctionnement d’un organisme est devenue obsolète aussi bien dans la pathogenèse que dans les traitements. Tel que le fait remarqué Gisela Draczynski dans l’introduction de la 8e édition de Le système de la régulation de base :

« Les systèmes biologiques ne possèdent pas de linéarité mais sont intriqués et soumis à un équilibre biologique fluctuant. En tant que “systèmes ouverts” ils échangent de l’énergie et de la matière avec leur environnement. » 


Même si le travail scientifique du Dr Pischinger a permis d’ouvrir de nombreuses portes, il est important de ne pas occulter les aspects sombres de sa biographie. Adhérent de la première heure de la NSDAP, il fera partie de ces scientifiques de l’Allemagne nazi à commettre des transgressions éthiques (notamment par des recherches sur la respiration fœtale et les avortements eugéniques)2. Même s’il se serait éloigné rapidement du régime selon des témoignages, ses actes n’en demeurent pas moins condamnables3.


Description des principaux éléments du SRB 

La substance fondamentale ou matrice extra-cellulaire est l’élément central de ce système. D’un point de vue phylogénétique, elle est plus ancienne que les systèmes nerveux et hormonal et on la retrouve chez presque tous les organismes multicellulaires. 

C’est un assemblage de plusieurs éléments qui lui confère ses propriétés. Elle est composée de protéoglycannes (équilibre en ions, pression osmotique4, osmolarité5 par leur rôle de « piège à eau », cohésion mécanique des tissus, diffusion des molécules de signalisation…) de glycoprotéines (rôle dans le processus inflammatoire), de glycosaminoglycanes (le plus important étant l’acide hyaluronique jouant un rôle dans la lubrification, l’hydratation et la cohésion des tissus, l’inflammation, la cicatrisation, la croissance cellulaire), de coprotéines structurelles (comme le collagène possédant aussi des propriétés piézoélectriques et l’élastine), de protéines de maillage (fibronectine, laminine) ainsi que d’eau.

Cette substance est continuellement régénérée par les fibroblastes. Ces derniers agissent en rétro-action avec toutes les autres composantes cellulaires et nerveuses et sont capables de synthétiser une substance fondamentale adaptée à la situation du moment, toujours de manière uniforme. 

Elle procure un support architectural, un ancrage aux cellules en occupant les espaces extra-cellulaires de l’ensemble du corps (aux endroits où les espaces sont réduits à de minimes fentes comme au niveau du cerveau, elle se confond avec les composants inter-cellulaires) et se déploie dans les organes sous des formes spécialisées telles que les membranes basales sous tendant les épithéliums, l’endothélium vasculaire, le gainage de tissus ou de cellules. 

La substance fondamentale est reliée aux glandes endocrines par les capillaires et au système nerveux central par les extrémités terminales libres des fibres nerveuses végétatives. Ces deux organisations sont connectés dans le tronc cérébral, ce qui permet à la substance fondamentale d’influencer les centres régulateurs supérieurs. 

Les prostaglandines, les interleukines, interférons, protéases qui sont libérées permettent d’établir une information réciproque entre les capillaires, les fibres nerveuses végétatives, les macrophages, les leucocytes et mastocytes : de ceci en résulte une organisation humorale en réseau d’une grande complexité permettant des capacités d’adaptation et d’efficience pour acquérir des propriétés adéquates au moment. 


Les fonctions du SRB

Pour le Dr Pischinger la grande force de l’organisation biologique en réseaux complexes se situe dans leur redondance : cela signifie « que le système compense la disparition partielle ou totale, temporaire ou définitive de certaines composantes ou sous-systèmes par le recours à d’autres composantes ou sous-systèmes capables d’assumer la fonction déficiente jusqu’à sa réparation. Le but de l’organise est d’assurer sa maintenance grâce à cette régulation de l’homéostasie : […] la causalité et la finalité ne s’excluent pas mais, au contraire, s’influencent réciproquement ».

Ainsi : 

  • Le SRB est un moyen de maintenir l’équilibre en oxygène, en eau et en ions qui produit indirectement de l’énergie, une des conditions essentielles au fonctionnement de la cellule.
  • Tous les stimuli externes passent à travers ce système pour atteindre la cellule.
  • Les fibres du système nerveux autonome ne possèdent pas de connexions synaptiques avec le parenchyme, elles forment des médiateurs chimiques qui passent à travers la substance fondamentale pour avoir une action sur la cellule.
  • La cellule et son environnement sont en constante communication essayant de maintenir l’équilibre homéostatique, composé d’un système à trois niveaux de contrôle (cellulaire, neuronal et humoral).
  • Lors d’un traumatisme, les fonctions du tissu conjonctif interstitiel sont altérées, le système immunitaire est soumis à un stress permanent altérant la capacité défensive de l’organisme.
  • Tant que la situation est compensée, le corps apparaît comme en bonne santé (pas de symptomatologie).
  • Si les stimuli nocifs dépassent la tolérance du système nerveux autonome, des perturbations fonctionnelles et des changements pathologiques apparaissent.
  • En conséquence le corps sera obligé de compenser davantage, cela est considéré cliniquement comme une perte d’efficacité de la fonction physiologique, neuromusculaire et mécanique.

Un SRB fonctionnant normalement réagit de manière globale et non spécifique à toute une gamme de facteurs de stress différents (physique, biochimique, infectieux ou psychologique). 

La réaction débute ne manière analogue à la « réaction d’alarme » décrite et popularisée par Hans Selye dans la « théorie du syndrome général d’adaptation ». Elle comporte trois phases : phase de choc, phase de contre-choc et phase de récupération. La phase de choc correspond à un état de sympathicotonie et la phase de contre-choc à un état de parasympthicotonie6. Des modification rythmiques au niveau biophysique, humoral et cellulaire se produisent lors de ces séquences. 

Dans le cas où le SRB reste en état d’alarme (en fonction de stress antérieurs ou supplémentaires), le corps continue à travailler dans une situation de compensation constante : une période de résistance puis un état d’adaptation ou d’épuisement se mettent en place si le problème n’est pas réglé. 

Il faut toutefois apporter une nuance au fait que le SRB réagit de manière globale car la réaction n’est pas nécessairement unifiée : elle est parfois plus intense localement. Cela peut s’expliquer par l’état métabolique d’une région plus stressée par rapport à d’autres. Ici intervient le concept de charge allostatique où la région déjà « lésée » subit d’autant plus les stress supplémentaires. 


Si l’on devait conclure

« Un système vivant est à la fois ouvert et fermé; structurellement ouvert, pour que l’énergie et la matière y circulent en permanence, mais organisationnellement fermé, maintenant de manière autonome une forme stable grâce à une organisation stable. » 

Ilya Prigogine

Le système de la régulation de la base témoigne d’un vivant extrêmement complexe, qui a su s’adapter sur plusieurs millions d’années afin de permettre sa survie, en maintenant une connexion constante entre les milieux intérieur et extérieur. Il en va qu’en contemplant et en expérimentant le vivant, on peut entrevoir ce que Dr Still nommait le Parfait. Cette capacité à se régénérer en permanence, à réagir à une influence néfaste, à s’adapter entraine une profonde humilité et un respect certain pour ce qui est à se manifester dans l’intention du moment. C’est quelque chose d’essentiel.

Peut être qu’en lisant cet article vous vous rendrez compte à quel point vous êtes en action, même si vous êtes assis dans votre fauteuil. Peut être comprendrez-vous aussi ce que veut dire Anatomie pour un ostéopathe. 

Il est nécessaire de rappeler que le Système de la régulation de base est un modèle pensant le corps selon une logique de réseaux adaptatifs plutôt que de systèmes compartimentés. Cette vision, qui est commune aux principes de l’ostéopathie, ne fait pas consensus et demande une réflexion personnelle qui est amenée à évoluer. 



  1. Champ de la science qui étudient l’influence de l’environnement sur l’expression des gènes.  ↩︎

  2. Hildebrandt S, Czarnowski G. Alfred Pischinger (1899-1983) : an austrian carreer in anatomy continuing through National Socialism to postwar leadership. Annals of Anatomy 2017; 211 : 104-113.  ↩︎

  3. Le travail qui vous est présenté dans cet article n’est pas le résultat de recherches de cette période sombre de l’histoire. ↩︎

  4. Correspond à la différence des pressions qui s’exerce de part et d’autre d’une membrane semi-perméable par deux liquides qui sont de concentration différente.  ↩︎

  5. Correspond à la concentration totale des particules dissoutes dans une solution : elle influe sur le mouvement de l’eau entre les différents compartiments liquidiens.  ↩︎

  6. Pour vulgariser, le système sympathique est la pédale d’accélérateur de l’organisme (permet l’accélération des fonctions métaboliques propices à la défenses) tandis que le système parasympathique est la pédale de frein (permet le repos, l’absorption et la transformation pour régénérer le métabolisme). La prédominance d’un des deux systèmes évolue en fonction de la journée, de notre état de santé…etc.  ↩︎


Pour approfondir, les textes utilisés dans cette étude…

  • Alfred Pischinger, Hartmut Heine. The Extracellular Matrix and Ground Regulation: Basis for a Holistic Biological Medicine. 2007. North Atlantic Books. ISBN : 978-1556436888
  • Alfred Pischinger. Le système de la régulation de base. 1999. SATAS. ISBN : 978-2804340155
  • Torsten Liem, Patrick Van Den Heede. Foundations of Morphodynamics in Osteopathy. 2017. Handspring Publishing Limited. ISBN : 978-1909141247


Des articles scientifiques récents pour confirmer et nuancer les travaux d’Alfred Pischinger…

  • Karamanos NK, Theocharis AD, Piperigkou Z, Manou D, Passi A, Skandalis SS, Vynios DH, Orian-Rousseau V, Ricard-Blum S, Schmelzer CEH, Duca L, Durbeej M, Afratis NA, Troeberg L, Franchi M, Masola V, Onisto M. A guide to the composition and functions of the extracellular matrix. 2021; 288(24) : 6850-6912.
  • Humphrey JD, Dufresne ER, Schwartz MA. Mechanotransduction and extracellular matrix homeostasis. Nat Rev Mol Cell Biol. 2014; 15(12) : 802-12.
  • Wang D, Brady T, Santhanam L, Gerecht S. The extracellular matrix mechanics in the vasculature. Nat Cardiovasc Res. 2023; 2(8) : 718-732.


Et un article ayant une portée plus ostéopathique

  • Herrera J, Henke CA, Bitterman PB. Extracellular matrix as a driver of progressive fibrosis. J Clin Invest. 2018; 128(1) : 45-53.